Soutien aux déboulonneurs

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Témoignage écrit de Bernard Stiegler lors du procès parisien du 3 avril 2012

mercredi 4 avril 2012, par nicolas

Voici la lettre que Bernard Stiegler a fait parvenir au tribunal lors du procès en appel du 3 avril 2012 pour témoigner en faveur des 8 militants poursuivis.


Pour la troisième fois je témoigne en faveur du collectif des déboulonneurs – et je suis plus convaincu que jamais que la démarche de ce groupe de citoyens est non seulement légitime, mais nécessaire.

Depuis que j’ai fourni un courrier joint à celui-ci qui attestait des effets nuisibles d’une pratique irraisonnée et incontrôlée de la publicité, de nouveaux éléments sont en effet malheureusement apparus, qui nourrissent ce dossier en faisant apparaître une sérieuse aggravation de la situation.

Celle-ci a été bien décrite par le neurophysiologiste Michel Desmurget, directeur de recherche à l’Inserm, dans un ouvrage de vulgarisation paru sous le titre TV-Lobotomie. En outre, le pédopsychiatre Bruno Harlé a également fourni dans les médias audiovisuels (cf par exemple une émission de la radio RFI) des éléments cliniques très clairs qui attestent des menaces qui pèsent sur le développement mental et moral des enfants en particulier du fait du laisser-aller qui s’est imposé face aux médias et à leur principal vecteur, la publicité.

Après que la captation massive du temps de cerveau disponible ait tétanisé la conscience et segmenté les marchés en visant notamment la jeunesse, à tel point que le journal Le Monde du 8 octobre 2011 titrait Télévision : attention, danger, le neuromarketing exploite désormais l’imagerie cérébrale pour solliciter directement les automatismes comportementaux basés sur les couches basses du système nerveux central – que l’on a dit « reptiliennes » parce qu’elles déterminent les comportements les plus primaires des êtres vivants. Il s’agit ainsi de court-circuiter les facultés réflexives et inhibitrices élaborées à travers les interactions entre le néocortex et la société, c’est à dire dans le dialogue entre les générations fondé sur des millénaires de culture et de civilité, et que l’éducation récapitule et inscrit dans notre plasticité cérébrale.

A la différence des reptiles et plus généralement des formes de vie animale non technique, les êtres techniques et cependant non-inhumains que nous tentons d’être encore en ces temps de détresse n’ont pas d’instinct : ils ont des pulsions. Celles-ci sont plastiques tout comme le système cérébral humain est caractérisé par son extrême plasticité, et elles constituent des énergies qui, par l’éducation, peuvent être détournées de leurs buts et transformées en investissements sociaux – c’est à dire en attention, en respect et en civilité.

Seule l’éducation permet d’inverser le signe de la pulsion automatique en la canalisant et en l’investissant dans des relations sociales. Parce qu’ils sont éducables et transformables en puissances de l’esprit luttant contre l’instinct destructeur qui gouverne la lutte pour la vie entre les bêtes, c’est à dire dans la loi de la jungle, les automatismes lovés dans nos cerveaux « reptiliens », qui ne sont donc pas de simples instincts, peuvent toujours être « détournés de leurs buts » et ainsi inverser leur signe : de destructeurs, ils peuvent devenir protecteurs de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, c’est à dire n’est pas inhumaine.

Ma conclusion au terme de ce troisième témoignage est que l’action du collectif des déboulonneurs est plus responsable et courageuse que jamais – en un moment où la société souffre immensément de la destruction de l’éducation par des dispositifs de captation de l’attention qui l’invalident par avance, ruinant ainsi la civilité, c’est à dire l’intériorisation par les citoyens de la nécessité des lois du droit positif aussi bien que des comportements de la sociabilité coutumière.

Bernard Stiegler

Directeur de l’Institut de recherche et innovation du Centre Georges Pompidou

Professeur des universités de Compiègne, Londres et Cambridge

Président de l’association Ars Industrialis